Le Livre de mon fils

XIV

Oui, mon fils, l'aventure de la Grâce, tu la poursuivras parmi les hommes.

L'aventure de la Grâce, c'est un jeu de qui perd gagne. Tu croyais tout quitter, et voici que tu trouves au centuple les biens abandonnés.

Et d'abord le christianisme te donne les hommes.

L'as-tu pensé parfois ? Chacun des hommes que tu approches est une âme. Cette émotion soudain, se rappeler en parlant à cet homme, qu'en lui se joue le drame éternel.

Cet homme qui charge ta malle dans le train, pense qu'il est un des acteurs dans la Tragédie de la Rédemption. Regarde-le avec respect. Si tu connaissais vraiment ce qu'est une âme, si tu croyais vraiment au drame dont elle est à la fois l'acteur et le théâtre, tu t'agenouillerais devant elle. Tu tiendrais les mains de cet homme dans la tienne, et tu plongerais dans ses yeux ton regard.

Le chrétien est un homme pour qui l'homme existe. À cela tu reconnaîtras son authenticité. Ne suis pas ces prophètes, qui sous prétexte d'exalter Dieu abaissent l'homme. Sont-ils donc meilleurs que leur maître, pour professer un dédain qu'Il n'a pas. S'Il avait créé l'homme si méprisable et si bas, l'eût-Il aimé comme Il l'a fait. Amour gratuit, certes, et que nous ne méritons en rien.

Il ne s'agit point ici de mérite, mais, serais-je dur, d'urgence. Nous ne méritons pas, mais nous sommes, et telle est notre dignité d'homme que l'amour de Dieu trouve en nous son objet.

Quelle richesse et quelle exaltation, si dans chaque homme tu sais voir une âme. Plus aucun n'est indifférent. Plus aucun n'est étranger puisqu'en lui se joue le même drame qu'en toi.

Et ce drame, vous ne le jouez pas chacun solitaire. Dans l'âme de tes frères tu peux aider au dénouement. Que tu le saches ou non, tu y collabores. Tu es responsable de tous les péchés du monde, chacun de tes manquements est un recul de la Grâce. Mais aussi, chacune de tes victoires inscrit une victoire pour l'homme. « Chaque âme qui s'élève élève le monde ».

L'aventure qui entraîne le monde dans son destin se joue en toi. Homme parmi les hommes, homme plus que les hommes,  - dans la Grâce n'as-tu pas assumé tes frères ? - tu es responsable dans la tragédie du monde.

Comprends cette proximité. Tu n'es pas seulement contigu à tes frères, juxtaposé, tu agis en eux. Tu as pouvoir sur leur action, tu orientes leur destin. Ton poids déplace le fléau de la balance où Dieu les pèse. Dans la Grâce tu es mêlé à tes frères plus intimement que dans un verre l'eau et le vin.

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Parfois cette proximité prend nom de vertu : l'amitié.

On a beaucoup écrit sur l'amitié. On la présentait naguère comme un sentiment fameux. Seuls l'éprouveraient ce qu'ils appellent les élites. Un sentiment pour les grands du monde, les esthètes, les philosophes... au vulgaire on abandonne la camaraderie. Pour ces écrivains l'amitié demanderait l'oisiveté du Portique et je ne sais quel décor de balustres et de roses où des hommes gravement mûris échangeraient les fruits de leur expérience.

Nous avons connu l'amitié. Elle n'était pas ce vin exquis d'aromates. Beaucoup plus âcre sa saveur, et forte aussi, et nous n'étions pas non plus les grands du monde. Jeunes et pauvres nous n'échangions pas d'un ton suavement désabusé le fruit d'intimes expériences. Nous avancions, et l'amitié c'était de marcher ensemble aux chemins pierreux de la vie et de tendre vers l'idéal, le même pour nous tous, d'une cité plus fraternelle.

L'amitié : la communion virile dans l'essor. Tu es un montagnard, tu connais la fraternité de la cordée, son étrange solidarité vers la montagne qu'il faut vaincre. Voilà l'image la meilleure de l'amitié.

Tous les sentiments les plus exquis Dieu m'a donné de les connaître. J'ai vécu la plus chaude amitié. Nous avions vingt ans et nous voulions refaire le monde et nous avancions ensemble.

Beaucoup sont restés sur la route. Nous avons connu l'amertume des échecs, et certains la trouvèrent trop forte. À tous, pourtant, il nous reste cette chaleur intime, cette douceur au creux de l'âme de nous être si ardemment aimés.

Qu'aimions-nous les uns dans les autres ! Telle pureté, tel enthousiasme qui donnait à chacun de nous un charme ? Nous nous aimions de retrouver les uns dans les autres le même vouloir et la même ardeur à la poursuite du même rêve.

Mon fils, cette amitié t'est nécessaire dans l'aventure de la Grâce. Recherche-la, poursuis-la. « Dieu ne fait rien que par compagnonnage », médite ce mot, mon fils. Les apôtres, qui furent douze, ne l'éprouvèrent-ils pas les uns pour les autres, cette amitié. Sans elle, ils n'eussent pas vaincu le monde.

Il semblerait, pour ainsi dire, que Dieu ait besoin pour agir que plusieurs hommes soient ensemble, « là où deux ou trois se réuniront en mon nom, je demeurerai parmi eux ». Nous sommes les fragments brisés d'un miroir, il faut les rapprocher pour que Dieu y mire sa face, joindre nos vertus partielles et différentes pour que Dieu puisse refléter l'infinité de ses vertus.

L'amitié t'insérera plus profondément parmi les hommes et là encore elle t'enfoncera dans l'aventure de la Grâce. Tu ne joues qu'un épisode de cette aventure. Son drame se déroule dans toute l'humanité. L'humanité finira-t-elle par ne présenter à Dieu que le visage d'un seul Christ, ou se dissoudra-t-elle dans ses propres contradictions. Voilà le drame, voilà le sens de cette aventure, où, avec tes frères, te voici jeté.

Ne désincarnons pas le christianisme, nous ne trouverions plus rien. Il n'est pas autre chose que cette immense élaboration de l'homme en un Dieu. Supprimez l'homme, il n'a plus de sens. Dieu a voulu qu'il soit deux termes dont l'un et l'autre sont nécessaire – Dieu – l'homme, et toute la création vit ce drame.

Homme parmi les hommes, homme plus que les hommes, te voici dans l'aventure de la Grâce. Non pas un ange, ni du néant, mais un homme, avec la mains dans la main des autres hommes, pour une chaîne qui s'étendrait à l'infini.

 

La joie.

La joie... Je n'ai jamais prononcé ce mot sans frayeur, mon fils. Au moment de t'en dire le secret le plus profond je tremble car la pratique de la joie est la douleur...

Sans doute t'ai-je dit : On souffre beaucoup moins sur la terre qu’on ne le crois. Pends tes instants, chacun en est doux, et dans les pires souffrances se font des haltes de douceur. Il n'est de douleur si forte qu'elle voile le bleu du ciel.

À l'appui de cette vertu j'ai du te dire mes soucis de l'exode. Jamais l'azur fut-il plus brillant, d'un bleu plus lisse. Au soir le campement de tous ces malheureux qui fuyaient prenait un air de kermesse. Pour un instant ils ne craignaient plus la mitraillade des avions. Le soir apportait sa trêve. Tout autour, dans les campagnes, la vie continuait. Des carrioles roulaient parmi les blés dont nul ne savait si on les faucheraient, si paisibles. On ignorait tout de ceux qu'on aimait, on avançait au hasard, tout un peuple à l'abandon sur les routes, mais qu'un instant cessât la peur, on était heureux, on plaisantait. Les filles riaient de ce rire trop vif qu'on entend aux soirs de printemps. On se baignait, tout alangui dans le fleuve, où bientôt on recueillerait des cadavres.

S'il reste tant de bonheur aux pires moments de la vie, combien plus aux autres jours. Nous obscurcissons la vie de mille soucis inutiles, nous l'attristons de vaines obsessions. Laissons ces rêves maladifs. Respecte les fausses douleurs. Garde ta pitié pour la vraie. Que nous ayons perdu celui que nous aimions, alors nous avons le droit de souffrir. Alors nous pouvons pleurer comme le Christ au tombeau de Lazare. Réservons nos larmes pour les vraies douleurs.

Car elle existe, la douleur, royale, absolue. Elle existe aussi profonde que la joie. Un jour dans ta vie elle se dressera devant toi, et tu devras l'étreindre comme une épousée hideuse. Elle collera ses lèvres sur tes lèvres, tout son corps elle l'appliquera contre toi et tu ne seras plus qu'une brûlure qui vit.

Horrible baiser, j'en frémis pour toi. Je voudrais qu'il me soit permis de prendre ta place. Me substituer à toi – (voir son enfant souffrir c'est trop horrible). Et pourtant, sans cette épousée tu ne deviendras pas tout à fait toi-même. Comme la femme de chair métaphysiquement te complète, ainsi cette épouse mystique. Elle te porte à la pleine stature d'homme.

Oh ! Si tu savais l'accueillir. Tu verrais, la douleur quand on sait la connaître a ce visage que j'ai souvent décrit, le visage d'un crucifié mourant d'amour. Personne ne l'a jamais peinte ni décrite. La vraie joie et la vraie douleur échappent à notre pouvoir de fiction. Elles nous dépassent. Elles sont plus variées que l'horizon de notre regard.

La douleur et la joie n'ont qu'un visage, un même visage, celui que Véronique recueillit sur un voile, souillé de boue et de crachat.

Face de mon Dieu ! Ce visage aux yeux clos, ces yeux qui saignent, ce nez que les soldats d'un coup de gourdin ont brisé. Je lis en vous toute la douleur du monde. Elle est là, non résumée mais assumée. O face malgré tout royale !

Notre douleur est désormais cet unique visage. Dieu tout entière la voit en lui. Tout entière il la voit dans ce pain que le prêtre élève, la face de notre Dieu, royale et douloureuse.

« La face du vendangeur au jour de son ébriété ».

La joie, vois-tu, on ne sait jamais si on l'a atteinte, si on la possède vraiment, si on n'est pas le jouet d'une illusion. La douleur ne trompe pas. Elle témoigne. C'est là sa nécessité. Comment seras-tu sûr d'avoir imprimé sur ton visage le visage du Christ, si tu n'essuie sur ton front le même sang, les mêmes crachats.

Et mon Dieu, pourtant, prévenez nous de la douleur, délivrez nous de la souffrance. Nous n'avons pas le droit de la désirer. Trop grave en est le sacrement. Il faut attendre que vous nous en jugiez digne. Mon Dieu, que s'éloigne de nous ce calice. Jésus lui-même vous l'a demandé qu'il s'éloigne, que nous vivions dans le bonheur et dans la paix de vous connaître, sans plus. C'est le mystère, elle est un mal et elle est un bien. Vous ne voulez pas la souffrance. C'est nous qui l'avons créée. Mais vous l'avez comme reprise à votre compte. Vous en avez fait une œuvre divine. De l'instrument affreux que nous avions forgé, vous avez fait une couronne royale et sur le front même de votre Fils vous l'avez posée.

Dans l'aventure de la Grâce la douleur est une étape nécessaire. On ne se crucifie pas ailleurs que sur la Croix, on n'atteint pas à la ressemblance du Christ si l'on n'a pas les mains et les pieds percés.

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La douleur a une valeur d'incarnation.

Parce qu'elle te fait plus homme, elle te virilise, elle te donne la plénitude de ton envergure. Elle t'impose, elle te fait sentir plus profondément ta condition d'homme. Elle te lie plus intensément encore aux autres hommes. Elle est comme une chaîne de feu qui tous nous tiendrait ensemble.

N'est-ce point le rôle essentiel de la douleur dans l'aventure de la Grâce ? Par elle nous assumons davantage d'humanité. Nous devenons une substance plus forte, plus riche, plus susceptible d'être reprise dans le Christ. Puisqu'il s'est fait homme dans toute la plénitude du terme, plus nous serons homme et plus nous serons assumés par lui.

L'an dernier, dans la montagne j'avais commencé à te parler. Nous voici rentrés. Le Printemps, l'Été se sont succédés. Ils nous ont donné des jours de soleil, des matins si clairs où l'air brille, des soirs laiteux, infiniment longs. L'Été s'en est allé, c'est l'automne. La saison de la maturité s'accorde bien aux graves paroles que je dois te dire. Tout le jour j'y ai pensé. Les feuilles mortes roulent sous les arbres presque dépouillés. Une féerie presque aussi brève qu'un couchant commence à se défaire. Déjà l'or des hêtres ternit.

Viens, nous ferons le tour du lac. Avec ta mère, avant ta naissance, nous en avons souvent longé la rive. Par un automne tel que celui-ci, plein de douceur, la brume flottait sur l'eau, entre les joncs dont les troncs humides sont plus noirs qu'en été. Ils situent profondément l'atmosphère de nacre, la lumière de perle où le jour s'éteint. Viens. Le jeu de quelques enfants attenorés ne nous distraira pas. Dans l'aventure de la Grâce je veux te dire la dernière étape, l'aboutissement suprême de ton essor.

 

La mort.

Situer la mort. Ne pas la repousser au bout de la vie, le plus loin possible, si loin qu'on ne la voit presque plus.

La mort est de tous les jours. Elle nous est aussi intime que la vie. Elle est l'autre face de la vie, le vase où coulent les jours passés, où déposent les heures finies. Il ne faut pas penser la vie sans la mort où tu ne comprendras rien à la vie. Elles sont aussi liées que l'homme et son ombre. Elles vont de pair. Antigone, Ismène, deux sœurs jumelles. Notre mort, elle naît en même temps que nous. Elle croit avec nous chaque jour, chaque jour plus pleine, plus abondante, nourrie de ce temps qui nous coule entre les doigts comme du sable. Elle grandit tellement que peu à peu elle nous supplante.

O jeune homme si fier de ta vie, cette vie n'est que pourvoyeuse de ta mort. Chacune de tes heures, si diaprées tu l'y précipites. Ta véritable grandeur, quelle est-elle ? Ce fantôme de toi que tu es. Combien plus réelle ta mort. Toi qu'es-tu ? Quelque chose entre hier et demain qui n'a pas de nom. À peine as-tu prononcé une parole qu'elle est déjà expirée, derrière toi, qu'elle est venue rejoindre ta mort. Tu passes, tu t'écoules, tu ne peux même pas te saisir. Le regard que tu portes sur toi, tu le jettes déjà sur ton passé. Qu'es-tu sinon ta mort ? Tu ne te définis que par elle. Elle seule est sure, elle dure, elle croît, stable et solide. Chaque jour plus solide, plus dense, plus toi-même. Bientôt elle sera l'essentiel, tu n'en seras que l'ombre, le masque un moment revêtu par ton moi éternel.

Compose ta statue disait cet ancien. Compose ta mort, te dirai-je. Elle ne sera que l'achèvement de toi-même. La mort réelle, charnelle, cette minute où la vie temporelle achève de se défaire, c'est comme le coup de ciseau génial qui, à tout jamais, donne à la statue sa beauté ou sa hideur. Mais par delà cette minute, tu te retrouveras toi-même, tout entier. Non plus divisé par le passé, le présent, l'avenir, mais enfin joint à toi-même – un -

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Essai.

Se représenter la mort comme l'amour. Quittons ces représentations médiévales, le crâne et le squelette. Stade essentiellement transitoire – beaucoup plus transitoires que notre vie, car il est purement négatif. Notre vie commence notre vie éternelle, en un certain sens elle la fabrique. Le squelette n'est qu'une attente. Un temps où nous nous mêlons à la terre pour mieux la tirer dans l'éternité au jour de la résurrection de la chair. Il atteste notre solidarité de la création, mais solidarité passive. La vie, solidarité moins immédiatement sensible (et encore : la nourriture) mais active. Dans la vie nous forgeons la terre ressuscitée.

Chaque matin, mets toi en face de ta mort. Non pas de la mort vague et métaphysique, mais de ta mort à toi, avec un corps qui pourrit et une âme veuve.

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Ta mort, ta mort unique, il ne faut pas la rater. Il ne faut pas gâcher sa mort. Tu n'as pas trop de ta vie entière pour la mûrir, pour la caresser comme un fruit dont chaque jour on estime la maturité.

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La contemplation de la mort situe les choses de la vie.

O mon fils, tu es trop jeune pour estimer justement les délices de la mort. Tu n'as pas encore de souvenirs. Tu vis dans l'instant comme le jeune animal mais jamais avec les garçons de ton âge, tu ne t'arrêtes pour dire : « Te souviens-tu ? » Votre bonheur est de vous définir, vous ressassez ce que vous êtes, mais non ce que vous devenez. Votre jeune force vous grise, vous ??? à découvrir un brusque envoi. Plus tard, tu connaîtras la joie plus lente – latente comme un crépuscule d'été qui jamais ne semble finir – du souvenir. Tu sauras cette joie merveilleuse de sentir en toi des trésors immergés comme ces statues englouties que préserve la mer Thyrénéenne. Souvenir, que de beauté dans notre âme. Il nous suffit de les évoquer pour qu'elles remontent comme remonte des profondeurs tout irisée de bulles, la statue. Vous êtes là mes voyages, les couchants d'alizé où les nuages étaient verts et violets, les soirs de Palestine, aux tons crayeux de pastels. Nauplie, Thyrcynthe, vous dormez au fond de mon âme. Et mes désirs ? Et mes rêves ?

Que serait la vie sans la mort. Trop cruelle, si jamais je ne devais vous retrouver mes vingt ans, si le temps s'écoulait comme un fleuve et jamais ne remontait vers la source. Se dire que jamais plus on aura vingt ans, et cet émoi qui nous gonflait la poitrine et emplissait tout nos membres, cette joie orgueilleuse de nos corps vierges et dont la force n'arrive pas à se dépenser, jamais plus on ne le retrouvera. O mort, patiente sœur de la mémoire il fallait que vous soyez là pour tout recueillir. Mes vingt ans, vous êtes à côté de moi, je vous emporte en moi, comme un avare son trésor, je vous recompte jusqu'au jour où dans la mort je vous retrouverai tout entier dans votre force éclatante.

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 Dans l'aventure de la Grâce la mort est à la fois le moyen suprême et l'aboutissement.

Moyen suprême. Nous connaîtrons la pauvreté totale. Que nous sert de résister, pourquoi nous attacher à ces lambeaux, puisque toujours nous les quitterons. Nous sommes comme des enfants qui se parent de vieux chiffons et ainsi accoutrés paradent.

Dénuement suprême. À ce moment là nous serons vraiment nus. Nous voici réduits à nous-mêmes. Plus moyen de faire semblant. Rien ne masque cette chair avare, cette âme étriquée.

Le Moyen Age a aimé la danse macabre. Des squelettes entraînent des papes, des rois et des manants (tu connais cette fresque de la Chaise Dieu qu'ensemble nous avons vue l'an dernier). Nous ferions bien de le méditer parfois ce sujet. Nous goûterions mieux la vie – oui mieux – c'est-à-dire à sa juste valeur. O vie dont la beauté est que tu passes.

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Au fond qu'ai-je voulu t'enseigner sinon la mort ?

L'aventure de la Grâce, c'est la mort, mais non pas cette mort négative qu'on nous figure trop souvent. L'aventure de la Grâce a de la mort la plénitude extasiée. Elle est violente comme l'amour.

Qu'ai-je voulu t'enseigner sinon ce rejet de toi-même, cet abandon du moi adventice qui, étendant à l'infini l'instant où tu vis, te cache l'éternité. La mort le réalise pleinement.

Elle le réalise pour accomplir cette résurrection de ta chair que dans les larmes, les gémissements, essayant, tâtonnant, titubant dans l'ombre, tu commences.

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Résurrection de la chair. La vérité la plus ignorée du christianisme. Combien de chrétiens s'en souviennent encore ? En vain, l'Église entonne le chant de Job : « Je sais que mon Rédempteur vit, et je ressusciterai de la terre... Dans ma chair je verrai mon Dieu et mes propres yeux le contempleront. » Dans ma chair ! Ce corps, ces mains, ces pieds, cette bouche jouiront de Dieu, ces yeux mêmes que le couchant sur la neige extasie le contempleront. Tu peux être ???, jeûner, te mortifier, tout cela n'est pas un vain jeu, tu prépares ton corps, tu aiguises tes sens pour qu'ils voient Dieu, pour que plus ardemment ils en jouissent.

Résurrection de la chair, rien ne passera de ce qui fut créé. Après la purification eschatologique tout ressuscitera, tout jaillira rénové à la face de Dieu. Ce seront de nouveau dans l'air des arbres qui balancent, les cimes plus aiguës tendent dans l'azur leur crête glacée. Dieu a-t-Il fait tant de beauté pour qu'elle périme à jamais ? Vous renaîtrez avec nous, beauté du monde. Oui nous renaîtrons mêlés d'arbres et d'oiseaux, tendus de branches dans le ciel, croissantes, pénétrées de terre, d'herbe grasse. Ne la sens-tu pas déjà dans ta chair qui appelle ton Dieu, cette matière gémissante. Quelle voix d'arbre le loue dans ton corps, quel murmure de plantes ?

Mon fils, il faut que je te parle de l'amour.

Il faut que je te parle de Son amour.

Je te dirai cette grande passion d'amour que Dieu a pour toi, ce Dieu qui de toi-même a fait son dieu.

Il t'aime. Est-il si grand amour que de donner sa vie pour ses amis. Il te l'a donnée cloué sur une croix, écartelé, percé de clous. Il t'a donné l'asphyxie lente, le déchirement de tout son corps sous les fouets. Il t'a donné ce râle. Il t'a donné cette affreuse nudité de son âme, étalée face à Dieu, offerte toute entière à la vivante brûlure.

Il se donne à toi tous les jours. Ah ! Comme il l'a désiré cette minute où Lui et toi, vous n'êtes plus qu'un, mangé l'un par l'autre, engloutis l'un dans l'autre, mêlés, confondus. Tu es cette Pâques qu'il a désiré d'un si grand désir. Il a rêvé de toi, comme l'affamé de nourriture.

Il a faim de toi. Il a soif de toi. Qu'est ce misérable amour qui si facilement nous tord le cœur, à côté de la patiente passion. Qu'est notre a ???, pour cette soif insatiable.

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Et pourtant notre misérable amour, n'est-il pas ce que nous avons de meilleur. Comme la mort, il nous arrache de nous-même, il nous dénude. Il accomplit ce miracle d'un moment nous distraire de nous.

Le premier terme de l'amour est la chasteté. Mon fils, je te voudrais intérieurement chaste, tendu dans la chasteté comme un métal chauffé à blanc. Elle te portera jusqu'à l'extrême de toi-même. Si tu n'as pas mesuré ta force dans ce combat, tu ne peux être un héros. Tu veux dominer l'univers, domine toi, et que rien n'advienne dans ta chair qui ne soit un effet de ta maîtrise sur elle. Si elle te traîne à ton plaisir, que seras-tu ? On ne peut être l'esclave et le mètre.

Va, je méprise ceux dont la chasteté n'est que l'ignorance du désir. Je veux que tu l'aies senti collée à ta chair, insidieuse et brûlante, la tentation. Je veux que tu aies senti tes pieds s'alourdir et si violemment qu'il a fallu cette énergie terrible pour fuir. Je veux que tu aies connu la soif dévorante de la chair – ce fut comme une nuit étouffante – et que tu l'aies dominée. Alors seulement tu seras digne de la paix.

Un jeune homme chaste est comme un arbre bien taillé dans les broussailles du maquis. Il est intact. Sans déviation, sans courbure, il se tient droit parmi ses frères. Joseph était nu quand il s'enfuit laissant son manteau, mais comme l'épée tirée de sa gaine, froid et sûr. En vain Phèdre vieillissante campe aux pieds d'Hyppolite, son haleine brûlante ne saurait le souiller, il a l'intense pureté des forêts et des eaux vives dans le matin, virginale.

Un homme jeune et droit est la flamme sans fumée d'un feu sec sans défaillance. Elle monte et luit. Qu'il est beau celui que la lèvre des femmes n'a pas souillé, qu'il est beau dans ses gestes un peu brusques, l'homme vierge. Sauvage, plein de cette odeur des forêts dont l'effluve troublait Phèdre rampant aux pieds d'Hyppolite. Cette poitrine, ces bras qu'aucune caresse jamais n'effleura, cette chair si dure, ce corps auquel jamais on ne demanda que la joie simple de vivre !

Le premier terme de l'amour est la chasteté. N'est-ce pas un amour extraordinaire quand on a le goût de la volupté, quand la voix d'une femme, sa démarche, la secrète ferveur de son teint mat, vous déchire le cœur et la chair – cet émoi dans les reins et dans tous les membres – résister. Se lever vaillant, froid, pur, impassible, malgré tout l'être qui crie de soif.

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Je voulais te parler de l'amour.

Un jour aussi tu partiras pour l'amour. Parce qu'un visage s'est éclairé d'un sourire, parce que ces lèvres étaient d'un rouge très vif, le monde n'est plus le même.

Oui, comme sous le premier soleil, soudain les arbres s’amollissent de feuilles et de fleurs, s'élargissent, emplissent l'air, ainsi

 

Ecrit en 1942